« Je pense que les peuples ont pris conscience du fait qu’ils avaient des intérêts communs et qu’il y avait des intérêts planétaires qui sont liés à l’existence de la terre, des intérêts que l’on pourrait appeler cosmologiques, dans la mesure où ils concernent le monde dans son ensemble ».
Pierre Bourdieu (1992)


mercredi 13 janvier 2010

Eveline Pinto, Venise, été 2009. En revenant de la Biennale.

Eveline Pinto
Venise, été 2009
En revenant de la Biennale



Comme tout ce que vous faites, Monsieur, votre Cygne est une idée. Comme toutes les idées vraies, il a des profondeurs. Ce cygne dans la poussière a sous lui plus d’abîmes que le cygne des eaux sans fond du lac de Gaube…
(Victor Hugo à Charles Baudelaire, 18 décembre 1859, de Hauteville House)




Venise, nouveau look. Les ressources de la Ville ne sont ni le gaz ni le pétrole, mais un passé artistique glorieux faisant d’elle l’un des hauts lieux de l’attraction touristique. En 2009, l’instrumentalisation de l’un des plus beaux sites du monde à des fins qui n’ont plus avec l’art qu’un rapport nominal s’effectue à ciel ouvert. Pas question d’admirer les dentelles de pierre et les stores tendus entre quadrilobes et rinceaux des fenêtres gothiques ou, à l’angle du Palais des Doges et du Pont des Soupirs, L’Ivresse de Noé, adorable sculpture du XV°siècle. « La publicité la plus vulgaire du monde », au dire du ministre italien de la Fonction publique, Renatto Brunetta (1) , celle de la campagne Sisley, marque de prêt-à-porter affiliée au Groupe Benetton, réhabille la façade sur une bonne partie de sa largeur et toute sa hauteur. Ce qui « crée l’événement », c’est le heurt chic et choc avec des « images fortes et provocatrices » comme disent les fervents de la culture pub, photos de mannequins amaigries et languides, qui, dans cette braderie des trésors patrimoniaux au bénéfice d’une marque, « communiquent » au passant l’agressivité gagnante-gagnante de la « griffe ». Le Maire de Venise, Massimo Cacciari, justifie cette publicité par la nécessité d’un sponsorat privé pour financer une rénovation du pont de l’Académie en faveur des handicapés, évaluée à cinq millions d’euros. Cinq millions d’euros qu’est-ce, quand on sait ce qu’un chef d’État européen dépense en frais de déplacements et de représentation ! Pour cette somme, donc, la privatisation de l’espace public et la métamorphose du palais ducal en support publicitaire géant. Ce choix qui manifeste la collusion d’intérêts politiques et économiques, trahit le mépris du Pouvoir (l’Italie n’étant pas seule en cause) à l’égard de la vie intellectuelle et culturelle.

Ce mépris, le citoyen ordinaire l’éprouve non seulement lorsque des acquis sociaux comme la sécurité sociale et le salaire minimum sont menacés, mais lorsque des « institutions de liberté culturelle », selon l’expression de P. Bourdieu, sont soumises à ce que Marcel Duchamp appelait « l’immixtion du commercialisme ». Alors, disait ce dernier, « l’art est un produit, comme les haricots (2) », à ceci près que le prix de ce produit est négocié à beaucoup plus que quelques millions de dollars par des hommes d’affaires dont les enjeux sont beaucoup plus complexes que le simple intérêt financier.
[1] Ambroise Bouleis, « Sisley sur le pont Venise soupire », Rue 89 http:// www.rue89.com, 5/8/2009
[2] cité par Inès Champey, « La valeur ‘art’ »p.71-101 in Nabil El-Haggar dir., À propos de la culture, Paris, L’Harmattan,2008, cf p.72 et p.98.

En 1986, Alain- Dominique Perrin, Président des destinées de la Fondation Cartier pour l’Art Contemporain, Président de l’Établissement Public du Jeu de Paume depuis 2004, membre du Conseil International de la Tate Gallery de Londres, vendait la mèche : « Le mécénat n’est pas seulement un formidable outil de communication, mais beaucoup plus que cela ; c’est un outil de séduction de l’opinion »(3) . Bénéficie du mécénat celui qui pratique l’art de « séduire »,ou de plaire au prix d’un leurre.

Le leurre consiste à faire passer comme authentique oeuvre d’art, ce qui en est le faux-semblant, et à faire croire que tout produit placé sous le signe de la rupture avec la tradition, procède de l’activité artistique. Certes, le privilège accordé à ce qui est contemporain est une manière de déclasser les œuvres et les artistes qui ont fait date, et de lutter pour faire exister une nouvelle idée de l’art reléguant dans le passé des modes de perception défraichis par le temps et son usure. À l’avènement de la modernité littéraire et artistique, ce déclassement relève de la logique du changement, inscrite dans la structure d’un champ de production artistique relativement autonome par rapport aux univers sociaux où se recrutent les consommateurs, c’est-à-dire les différentes fractions de la classe dirigeante (4) . Dans le monde de l’art contemporain où beaucoup d’artistes sont des businessmen avertis (5) dirigeant des entreprises à cycles courts destinés à engranger des profits rapides par une circulation accélérée de produits destinés à très vite se démoder, la logique du développement artistique cède souvent la place à une autre logique (6). Le regardeur, qui d’après Duchamp « fait » la valeur artistique de l’œuvre d’art (tableau, film, installation ou sculpture, peu importe), perd la possibilité de la juger selon les propriétés objectives qu’elle possède et selon ses goûts, plus ou moins éduqués par l’intériorisation des critères internes au champ artistique, à sa tradition et à sa longue histoire cumulative.Ce qu’Inès Champey appelle la « valeur ‘art’ » fait place au poids « réputationnel » et économique des artistes, poids établi d’après des grilles évaluatives extérieures à l’art. Le leurre consiste à substituer, aux catégories de jugement que le champ de production artistique, à chaque époque, constitue par lui-même, des critères inappropriés, étrangers à la logique spécifique qui caractérise ce domaine d’activité. Christian Boltanski, artiste reconnu par ses pairs, se définissant lui-même comme un artiste du XX° siècle (et non du XXI°), très attaché à la croyance collective au caractère auratique ou « mystique » de l’art, montre à son insu l’étendue de la mystification dont les artistes les plus lucides sont à la fois les victimes et les agents. Parlant d’un « grand tournant » marqué par « le changement des collectionneurs » dont la plupart, « à Londres ou à New York, travaillent à la Bourse », il déclare : ceux-ci « sont habitués à faire des coups,c’est leur fonctionnement, trouver le truc auquel personne n’a pensé et qui va rapporter encore plus. Et il y a une sorte de relation entre la nouvelle scène anglaise et les gens de la City, centrée autour de ce jeu sur le coup, et sur le coup très rapide »(7) . Le leurre consiste à relativiser l’étendue du changement, à le juger gênant du seul point de vue subjectif, et à l’identifier à l’une des constantes de l’histoire de l’art. Boltanski ramène ainsi ce qui oppose les artistes de la fin du XX° siècle et ceux de « la nouvelle scène anglaise » des débuts du XXI° siècle, à ce qui sépare David et Watteau. Réduire la différence entre la manière de « faire des coups » et la manière de faire de l’art à la distinction entre deux manières de comprendre et pratiquer la peinture, peut s’expliquer par la position dominée de l’artiste contemporain, oeuvrant dans un microcosme qui a perdu son autonomie.
[3]Alain-Dominique Perrin, « Le mécénat français : la fin d’un préjugé »,Galeries Magazine, n° 15, Paris, octobre-novembre1986, p 74, cité par Pierre Bourdieu, Hans Haacke, Libre échange, Paris, Seuil,1989,p. 27.
[4] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, Paris, Seuil, 1992.-« Mais qui a créé les créateurs ? in Questions de sociologie, Paris, Ed de Minuit, p 212.
[5] Comme l’illustrent les cas de Hirst et de Koons, évoqués plus loin
[6] Pierre Bourdieu, in Les règles… « Le marché des biens symboliques »,p.201-245.
[7] Christian Boltanski, Catherine Grenier, La vie possible de Christian Boltanski, Paris, Seuil, 2007 ,p.182

Le parcours ici proposé ne se veut pas exhaustif, mais réflexif et critique. Il ne s’agit pas de tirer argument de la diversité du medium utilisé, peinture ou nouvelles technologies, et de la pluralité des déterminations anthropologiques pesant sur les artistes venus de tous les points de la planète, pour adopter un point de vue relativiste et sceptique qu’entretient également l’illusion de la nouveauté permanente. Il s’agit de se détacher du fétichisme qui sacralise sous l’étiquette « art contemporain » tout objet que le pouvoir d’institution réussit à imposer comme œuvre d’art, et d’attirer l’attention sur les productions qui fortifient la croyance à l’universalité d’un gain dans l’ordre du plaisir, de la connaissance et de la compréhension.

« Nouveaux départs » par gros temps de crise économique.- Le pavillon Germania
Placée sous le signe des ruptures et des « commencements », la Biennale 2009 tend à faire oublier l’installation de l’artiste allemand Hans Haacke, qui en 1993 transforma avec une très grande économie de moyens formels le site du pavillon Germania, inauguré en 1934 par Hitler en compagnie du comte Volpi de Misurata, Ministre des Finances de Benito Mussolini, Président de la CONFINDUSTRIA, Président de l’Union du patronat italien, et Président de la Biennale. Il lui suffit d’apporter au décor des modifications minimes, de placer dans l’entrée du pavillon une photographie grandeur nature d’Hitler et au dessus de la porte sur l’aigle impérial, la reproduction agrandie du Deutsche Mark 1990. Son projet n’était pas simplement la « remise en mémoire du passé », mais la « mise en question critique du présent »(8). En 1934, la rencontre de deux dictatures dans ce lieu scellait l’alliance des pouvoirs, politique, économique et médiatique. En 1993, le visiteur pouvait se demander si l’alliance de ces trois pouvoirs n’est pas toujours au fondement des systèmes démocratiques actuels. En 2009, alors que l’État vole au secours des Banques privées en puisant largement dans les fonds publics et justifie cette générosité à grands renforts de communication, ce questionnement critique est éludé par l'invitation "décalée" de l'artiste anglais Liam Gillick pour représenter l'Allemagne dans le pavillon Germania, cela avec une partie du support financier assurée par l'État fédéral.


Les médias se trompent quand ils associent à tort Liam Gillick aux Young British Artists du fait de son âge et de sa nationalité. On peut comprendre aisément pourquoi lui-même récuse toute appartenance à ce groupe. Le Young British Artists est une notion forgée par les média, pour désigner des artistes anglais de jeune génération mis sur le marché dans les années 90 par Charles Saatchi, co-fondateur d’une agence de publicité classée comme la première au monde jusqu’à sa vente à Publicis en 2001. Devenu milliardaire, collectionneur et marchand d’art contemporain, il a formé aux affaires un vedetariat d’artistes, avec en tête dans un Hit parade très Post Pop, l’anglais Damien Hirst et l’américain Jeff Koons (9). Le maire de New York, Rudolph Giulani, a fait grimper à son insu la cotation et la notoriété de ce groupe, en ne s’abstenant pas de réagir à l’effet de provocation recherchée par l’exposition Sensation, lorsque celle-ci dans son itinérance pour présenter la collection Saatchi, arriva dans la Cité : il menaçait de retirer toute contribution financière au Brooklyn Museum of Art, si l’institution lui ouvrait ses portes. Les œuvres qui firent scandale étaient notamment celles de l’artiste Tracey Emin exhibant un lit défait rempli de préservatifs, et de Damien Hirst, présentant un requin de 4 mètres dans une vitrine remplie de formol. L’artiste avait exposé précédemment à la Biennale de Venise une vache coupée en deux dans le sens de la longueur et conservée dans du formol. Par la suite il fit mieux, lors de l’inauguration de la Fondation Pinault au Palazzo Grassi (10), avec deux vaches tronçonnées placées dans douze conteners. Et depuis Hirst, au sommet de sa cote, a entrepris de faire lui-même ses affaires, mettant dans une vente aux enchères chez Sotheby’s en septembre 2008 ses œuvres les plus récentes, ce qui lui aurait rapporté environ 89 millions d’euros (11). Ne négligeant pas les petits profits, ce businessman averti se trouve à la tête d’une entreprise de cent personnes employées à la production des œuvres et produits dérivés portant sa marque, commericialisés à New York sur la Madison Avenue et sur le web (12) .
[8] Pierre Bourdieu, Hans Haacke, op.cit. p.118-119.
[9] Pierre Haski, art.cit.
[10]« Where are we going ? », un choix d’œuvres de la Collection Pinault, Palazzo Grassi, Skira, 2006
[11] Pierre Haski, art.cit.
[12] voir son site sur le web. Alors que j’écris ces lignes, il semble que le vent de la renommée soit à l’orage, à la suite de l’exposition à la Wallace Collection de vingt cinq peintures faites de la main de ce rénégat de la peinture. La médiocrité de ces tableaux permet enfin à la presse anglaise unanime de dénoncer la peopolisation de l’art contemporain dans son rapport à l’argent. Cf Mark Hudson 14 Oct 2009, Telegraph.co.uk

Liam Gillick n'entretient aucun rapport avec Charles Saatchi, et il est loin de partager la réputation sulfureuse d'un groupe auquel il est étranger. Le directeur de la Biennale, Daniel Birbaum, critique d'art et philosophe suédois émule de Deleuze, Recteur à la Städelschule de Francfort, souligne le côté « décalé » de son choix, faire venir dans une manifestation artistique de dimension internationale, un artiste anglais vivant aux Etats-Unis pour représenter l’Allemagne. « Au moment du plus important crash économique depuis des dizaines d’années », explique ce philosophe suédois, il s’agit dans une exposition intitulée « Construire des mondes », de marquer de « nouveaux départs » et de se vouloir « incroyablement optimiste »(13) . « Nouveau départ » mais dans quoi, dans la manière de faire artistiquement ou politiquement un monde ? Ce projet a été financé par le ministère fédéral des Affaires étrangères travaillant en collaboration avec l’Institut allemand pour les relations culturelles avec l'étranger. Ce choix d’après Bernd Neumann, délégué du gouvernement fédéral à la culture et aux médias, « reflète la diversité et le rayonnement de la scène artistique allemande, qui attire les créatifs du monde entier. Cela montre surtout que la République fédérale d’Allemagne se conçoit comme nation culturelle enracinée dans l’Europe »(14) . Cette déclaration recouvre en fait une double inquiétude. D’après Alain Quemin, jusqu’en 2001, « tant le marché que la consécration institutionnelle restent aux mains des pays occidentaux, en particulier des plus riches d’entre eux, États-Unis et Allemagne, ainsi que la Suisse et la Grande-Bretagne à un moindre niveau. Ce sont par ailleurs les artistes des deux premiers pays qui occupent les positions dans le monde de l’art international ». Depuis ce rôle leader de l’Allemagne semble menacé par l’arrivée des pays émergents non-européens sur le marché, la notoriété et le poids financier acquis par les artistes anglais résidents aux Etats-Unis. En 2007, d’après Raymonde Moulin, le marché américain représente « à lui seul presque la moitié du marché mondial et celui du Royaume-Uni plus d’un quart ». La Chine arrive en « troisième position (7/100) et la France en quatrième (6/100) », ce qui relègue l’Allemagne à un rang inférieur (15) . Prophétie qui se réalise par le fait de se dire ? Dans la logique de la compétition des mégapoles nationales pour maintenir leur rang sur la scène internationale, la fonction du délégué culturel allemand est de rappeler que son pays demeure un centre d’attraction pour « les créatifs » du monde entier, et d’insister sur l’enracinement européen de la culture allemande.
[13] Le Journal des Arts, n°301, 17 avril 2009
[14] Source : CIDAL, Centre d’information et de documentation de l’Allemagne, 05/06/09
[15] Alain Quemin, L’art contemporain internaational : entre les institutions et le marché, Éditions Jacqueline Chambon/Artprice,2002,p.173.-Raymonde Moulin, Le marché de l’art, Paris, Flammarion, 2009,p.64-65.

Instrument de cette politique culturelle et en affinité avec elle, Liam Gillick intitule son installation « How are you going to behave? A kitchen cat speaks » ou encore « The future always acts differently ». Celle-ci renouvelerait « un genre épuisé, celui de l’installation singeant l’esthétique des cuisines Ikéa », par quelque chose qui se situe « à mi-chemin de l’interrogation formelle (qu’est-ce qu’une sculpture ?) et de la dénonciation de notre cadre de vie »(16) . Voir dans cet ensemble de meubles une cuisine Ikéa, c’est, soit dit au passage, faire insulte aux usagers et aux designers de la marque et ignorer qu’une cuisine peut en cacher une autre, puisque celle-ci se veut la réplique d’un modèle réalisé à Francfort en 1926 par une architecte autrichienne, Margarete Schütte-Lihotzky. Et voir quelque chose de neuf dans cette « sculpture », c’est oublier celles, pas si anciennes, de Donald Judd et de Jean-Pierre Raynaud : celui-ci proteste, avec le matériau froid et impersonnel qui lui sert à construire l’espace englobant et englobé de ses cubes, contre « le décor, banal à pleurer », chanté dans les années 50 avec la chaleur et le timbre personnel de la voix d’Edith Piaf. Enfin et surtout, c’est manquer l’idée « fun », le rôle du chat empaillé, juché sur un élément de la cuisine installée dans le pavillon Germania « non modifié ». Ce chat supposé parler de tout et de rien, détourne l’attention du sens historique et symbolique du pavillon, car martèle l’artiste, « le problème n’est pas le bâtiment, mais le chat lui-même ».

Sur le ton de la blague (17), « l’aspect ludique que prend la référence au nazisme » (18) n’est pas seulement un coup de griffe porté par un nouvel entrant à ses prédécesseurs, mais le parti pris de changer leur angle de vision en adoptant un point de vue « sophistiqué » et « sceptique ». À des intentions auto-proclamées « théoriques », Gillick mêle des références tellement subtiles au nazisme, que « la frontière est mince entre art conceptuel et hermétisme »(19) . Son chat bavard illustre ce que C.Millet appelle « l’art livré au discours », ou plutôt à un verbiage aux contours flous, insaisissables, exigeant les « références mobiles » tant prisées par Alain Minc, philosophe post-moderne de l’individualisme opposé à la raison universaliste des Lumières (20).
[16] « Les surprises de la Biennale de Venise (17 juin 2009), http://connaissancedes arts.com
[17] cf le catalogue en bilingue (anglais/allemand) " How are you going to behave? A kitchen cat speaks" Sternberg Press, 2009. et sur www.artclair.com, Le Journal des Arts n°301, 17 avril 2009 l’interview auquel répond D.Birbaum
[18]cf les déclarations de D.Birbaum et de J.Voss, dans le film de Nina Sohl, Construire des mondes, Allemagne 2009, diffusé sur Arte le 10 et le 16 septembre 2009.
[19] Zerodeuxonline, 53° Biennale de Venise, Etienne Bernard et Antoine Marchand
[20] Alain Minc, La machine égalitaire, Paris, Grasset,1987,p. 168, cité par Louis Pinto, Le café du commerce des penseurs. À propos de la doxa intellectuelle, Éditions du Croquant, octobre 2009, p. 97.

De l’ironie contestataire de Duchamp aux provocations des artistes de parodie.

Certes, la rigueur discursive qui sied à tout philosophe digne de ce nom n’est pas ce qui est attendu de l’artiste, jugé à l’« aura », à l’unicité et à l’individualité de son œuvre, même quand elle vise l’universel. Il y a lieu cependant de distinguer l’individualité d’un style d’artiste déployant librement des qualités d’invention sans craindre de porter atteinte aux conventions éthiques ou esthétiques, et la singularité, l’excentricité dans une escalade sans frein de ce qui contrevient non plus aux codes académiques et aux convenances bourgeoises, mais à ce qu’à l’époque de Kant on eût appelé le bon goût, le bon sens du sens commun, déterminant, non par concept mais par sentiment, ce qui naturellement et universellement plaît ou déplaît. En montrant dans l’enceinte sacrée d’une exposition un urinoir signé du nom de Mutt, Marcel Duchamp inventa au début du XX° siècle le ready made, dans l’intention critique d’inciter les faux dévôts de l’art à réfléchir sur la fonction sacramentelle exercée par l’institution muséale. Son ironie avait un sens qui se perd aujourd’hui dans ce qui en est la caricature, une forme de provocation que l’on pourrait juger gratuite, si elle n’était le moyen d’une fin qui peut rapporter gros à celui qui en est l’auteur. Duchamp qui ne professait pas la religion de l’art croyait néanmoins à la valeur de l’acte dont il procède : « Je crois que l’art est la seule forme d’activité par laquelle l’homme en tant que tel se manifeste comme véritable individu » (21). Sans cette foi, il ne reste plus aux artistes pastichant ses actes provocateurs, que le désir d’attirer l’attention des conseillers culturels d’un mécène non plus prince mais homme d’affaires, par la suggestion d’un discours d’accompagnement fait pour plaire au sponsor : célébrant la radicalité des « commencements » et des « nouveaux départs », ce discours est en parfaite harmonie avec celui de la « réforme », du « changement » économique, des « mutations » et des « ruptures » « progressistes ». C’est à ce prix que le label « contemporain » est appliqué à des artistes de parodie qui tentent non point de défétichiser l’oeuvre d’art, mais de faire de ses caricatures des idoles, à l’instar de ces « moutons aux cornes d’or » produits en série par Damien Hirst dans une version d’un cynisme très XXI° siècle du veau d’or.

Allodoxie, illusion et fantasme.
Décrivant le microcosme social de l’art au XIX° siècle, Bourdieu associait à l’autonomie du champ et à l’émancipation de l’artiste vis-à-vis des codes académiques, « l’institutionnalisation de l’anomie », qui « abolit la possibilité même de la référence à une autorité ultime », à un tribunal « capable de trancher tous les litiges en matière d’art »(22) .L’autonomie du champ, garantie par l’autorité relative d’une multitude de dieux incertains jusqu’à ce que New York volât à l’Europe l’idée d’art moderne (23) , a quasiment disparu aujourd’hui, sous la pression de forces qui lui sont extérieures.La concurrence entre des artistes aspirant à se faire reconnaître sur une scène planètaire et la compétition entre pavillons nationaux soutenus par leurs gouvernements respectifs, multipliant les grilles d’évaluation et de classement des artistes selon leur poids « réputationnel », n’ont donc pas fait disparaître les juges, mais paradoxalement la référence à un quelconque critère de jugement esthétique. De là, dans la petite histoire de la Biennale, un épisode qui en dit long sur cette situation, où l’anomie prend la forme de «l’ allodoxie », d’une illusion qu’un artiste réussit à rendre crédible auprès d’une institution comme l’Observatoire de la liberté de la création, créé par la Ligue des droits de l’Homme. Ainsi, quelle tempête médiatique, profitable à l’artiste, a agité le bocal de la lagune, lorsque les dessins et affiches de l’artiste belge Jacques Charlier intitulés « Cent sexes d’artistes » n’ont pas été retenus par le Président et le Directeur de la Biennale, malgré le soutien officiel du Ministère de la Culture et de l’Audiovisuel de la Communauté française de Belgique, et celui du Commissaire de Luxembourg !
[21] Marcel Duchamp, Entretien avec James Johnson Sweeney, in Duchamp du signe, Paris, Flammarion 1987, p.185, phrase célèbre commentée un peu différemment par Inès Champey,op.cit.n.2
[22] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op.cit.p.191.
[23] Serge Guilbaut, Comment New York vola l’idée d’art moderne, Nîmes, Éd Jacqueline Chambon,1992.-Eveline Pinto, « L’informel selon Jean Dubuffet, essai de critique non formaliste »,in Formalisme, jeu des formes, Publications de la Sorbonne, 2001,p.55-73

L’artiste, imaginant sans doute que son œuvre était l’objet d’une mesure de censure comparable à celles qui frappèrent les écrits de Flaubert et de Baudelaire ou plus près de nous, les photographies de Mapplethorpe, parvint à accréditer l’idée qu’il était une authentique victime, alors qu’il en était le simulacre. Le jury de la Biennale, habitué depuis longtemps à des subversions artistiques de codes éthiques et esthétiques beaucoup plus choquantes, ne vit probablement dans ces affiches que la répétition d’une forme de provocation artistique sans grande originalité. Ces affiches n’ont, semble-t-il, dérangé personne, pas plus les artistes concernés que les représentants de partis d’extrême droite. Comment auraient-elles pu déranger, alors que le public n’a pas même réagi, à l’ouverture de la fondation Pinault installée dans le bel édifice de la Pointe de la Douane réhabilité par l’architecte Tadao Ando, à la vue de la sculpture glauque et pesante de l’artiste américain Paul Mc Carthy, représentant un « Train » homosexuel difficile à faire passer, malgré une allusion lourdement politique ou populiste à G.W. Bush ? L’Observatoire de la liberté de la création a crié à la censure, tandis que le jury avait beau jeu de rappeler des règles institutionnelles qui impliquent des conditions de participation, des procédures de candidature et de sélection. Inauthentique victime portant les faux stigmates de l’artiste maudit, Charlier, refoulé hors des espaces officiels de la manifestation, pouvait montrer en toute liberté ses œuvres à bord d’un bateau amarré non loin des Giardini. Médiatisé, le jour de l’inauguration, par la présence de quelques artistes et des représentants de l’Observatoire de la liberté de création, cet événement a bénéficié d’une publicité inconcevable sans l’intervention d’un organisme reconnu par la Ligue des droits de l’Homme. Pour rappel, celle-ci a été fondée en 1898 à la suite de l’Affaire Dreyfus, et a milité depuis pour des causes plus dignes de protestations citoyennes qu’un procès imaginaire pour une atteinte fictive à la morale sexuelle.

Néo- académisme et orthodoxie . Cages, grillages, tunnels.
L’insistance avec laquelle le symbole de la cage est traité en divers lieux de la Biennale, incite à s’interroger sur la disproportion entre un vocabulaire formel de style minimaliste et l’importance de la dépense économique et symbolique nécessaire à la réalisation de ces projets (crédits de mains d’œuvre, de matériaux, attribution d’un lieu d’exposition dans un site prestigieux, palazzo, Scuola, pavillon national) ; sur le contraste entre le côté somptuaire des dépenses engagées et la pauvreté du gain intellectuel et artistique qui en est retiré. Décrivant l’impression procurée au palazzo Foscari par l’exposition des œuvres de l’artiste américain Bruce Nauman, figure majeure de l’art contemporain, honoré à nouveau par l’obtention d’un Lion d’Or, Philippe Dagen écrit : « Ses anneaux de plâtre et de bois sont comme enfermés dans une salle trop petite où il est impossible de pénétrer. Sa double cage de 1974 est elle aussi très à l’étroit… Elle a été conçue pour ce type d’espace et dans un matériau- un grillage rigide- qui impose des sensations d’étouffement et d’écrasement »(24) . Ces cages sont présentées non loin de l’installation sonore intitulée Giorni, qui elle au contraire occupe tout le volume de la longue salle d’apparat. Elle est composée de « deux rangées d’écrans », d’où sortent des « voix masculines ou féminines » égrenant les jours de la semaine à un rythme de plus en plus rapide. Angoisse métaphysique, fuite du temps, prison : après l’inauguration du Palazzo Grassi en 2006 et la publication d’un choix d’œuvres de la collection Pinault sous le titre « Where are we going ? », le ton est donné. C’est celui d’une interrogation sur le sens de la destinée, l’ontologie, et pourquoi pas, l’être pour la mort de Heidegger (25) ! Le symbole de la cage qui s’étire dans les dimensions imposantes d’un espace architectural est en étrange affinité avec la hauteur de ce prêt- à -penser philosophique. Cependant la métaphysique, comme le remarque ironiquement Pierre Bergounioux, « se tient à l’écart de la terre, hors de la vie, on ne sait trop où », (26) si bien que les artistes post avantgardistes en modulent le sérieux par un clin d’œil à la phénoménologie, une vague allusion à l’histoire, ou tout cela à la fois : « En représentant et en témoignant de l’humanité, nous risquons d’oublier l’histoire et ses cruautés » est-il dit de Maurizio Cattelan, vu en penseur humaniste pratiquant le devoir de mémoire, quand il présente une effigie de cire d’Hitler en jeune communiant avec cheveux humains (27) . Le Lithuanien Zilvinas Kempinas aménageant le rez-de-chaussée de la Scuola Grande Della Misericordia, fait un autre choix. Son installation intitulée Tube, est un « tunnel transparent de lignes parallèles » réalisées avec des mètres et des mètres de bandes magnétiques recyclées, qui décrit des expériences phénoménologiques, la sensation spatio-temporelle que l’on aurait de Venise par l’entremise du corps, des « expériences physiques et optiques », le « passage du temps », « sentiment d'être à l'intérieur et à l’extérieur en même temps ».Ici encore, le visiteur éprouve la même oppression que devant les cages de Nauman, laquelle n’est rien, comparée à l’impression paroxystique recherchée par le Grand soir de Claude Lévêque. L’artiste décrit l’oeuvre comme la mise en place d’« une sorte de cage panoptique, en forme de croix, avec au bout de chaque branche, dans les trois salles plongées dans l'obscurité, des drapeaux noirs, hors d'atteinte des spectateurs.». Ce dispositif soulèverait des « inquiétudes existentielles, un bouleversement émotionnel quand le spectateur se trouve pris au piège des grilles et des tunnels dans un tracé contraignant ». L’artiste surenchérit : il s’agit de « créer un malaise, mettre les gens en embuscade, jouer sur la féerie, la séduction et, en même temps, créer un phénomène de répulsion, avec l'idée d'aliénation et de mort »(28) . Après Heidegger, voilà Jünger pointant son nez ! « Vertige du vide », « cage scintillante qui symbolise la condition humaine », « ses rêves de liberté » et « ses illusions perdues »(29). Par un amalgame d’ontologie, de psychologie existentielle et de fantasme révolutionnaire, l’artiste jouant sur tous les tableaux s’est heurté à l’indifférence générale des critiques et des visiteurs.
[24] Le Monde, 09/06/09
[25] « Beaucoup de ces œuvres que l’on pourrait réduire à leur dimension spectaculaire sont en fait des œuvres graves, témoins contemporains de l’inépuisable capacité des artistes à explorer la mélancolie du monde, à rendre compte du troublant destin des Hommes dont la pensée embrasse avec éclat l’Univers alors que cette cessation de l’Etre qu’on appelle la mort les éteint irrémédiablement »
Jean Jacques Aillagon, « Une nouvelle ère : François Pinault à Venise », op.cit. p.22
[26] Pierre Bergounioux, Une chambre en Hollande, Éditions Verdier, 2009, p.30
[27] « Where are we going ? », op.cit.
[28] Claude Lévêque, Le Grand Soir. Culture.fr, le portail de la culture
[29] Le Figaro.fr, « Le drapeau noir flotte sur la France », V.D, 04/06/09

Video-projection et peinture : le « formalisme réaliste ».
La video- projection réalisée par l’artiste polonais Krystov Wodiczko intitulée Guests (30) doit semble-t-il son légitime succès à son« formalisme réaliste », critère de jugement forgé par Pierre Bourdieu et transposable d’après la critique d’art Inès Champey à l’art contemporain. Ce critère implique l’étroite relation de la forme et de la fonction, un travail visant à objectiver, un « réel plus réel que les apparences sensibles livrées à la simple description réaliste »(31) . Tourné vers le monde social, Guests donne visibilité aux « hôtes » des pays les plus riches de la planète, réfugiés représentant, selon Hannah Arendt citée à l’entrée du pavillon polonais, « l’avant-garde de leurs peuples ». Cette video n’est pas un document sur des étrangers vivotant dans la précarité, et s’écarte du réalisme entendu comme reproduction de l’apparence visible des choses. L’artiste a mis en place un dispositif qui tend à nous faire voir ce que nous ne voyons pas, une double réalité pourtant banale et quotidienne : celle du regard qui ne se réfléchit pas lui-même dans l’acte de regarder ce qui lui fait face, celle du réel ordinaire vu et non perçu par ce regard qui ne réfléchit pas plus son point de vue sur le monde que le monde lui-même. À l’intérieur du pavillon tendu de noir, une batterie de vidéo-projecteurs fait apparaître en simultané plusieurs fenêtres sur trois murs et sur le plafonnier. Derrière ces fenêtres, apparaissent au-dehors les ombres filmées des vrais « hôtes » avec lesquels cette video a été réalisée. Les uns lavent les vitres ou nous regardent, d’autres se croisent dans la rue et racontent des histoires, leur histoire que nous pouvons imaginer sans pouvoir la reconstruire : la voix off parle une langue étrangère, et une vitre transparente nous sépare de nos « hôtes ». Apercevant les limites de notre point de vue sur le réel social, nous nous demandons comment nous en sommes arrivés là, nous et nos « invités ».

C’est du pur formalisme hérité de l’art informel et de l’expressionnisme abstrait qu’à première vue l’art de Barcelo relève. Comme le note Patrick Mauriès, « l’imaginaire de la matière » est « l’un des moteurs essentiels de la création pour Barcelo ».(32) Cette poétique se réalise selon des techniques expérimentées avec succès par ses prédécesseurs, ce qui, paradoxalement, inscrit ce peintre dans ce qu’au XVIII° siècle, on eût appelé la « tradition artisanale de l’art », celle où l’artiste, bénéficiant du statut de serviteur de cour, est tenu de respecter le goût d’un prince attaché aux règles transmissibles du savoir-faire. La notion de « tradition artisanale » n’implique aucun jugement de valeur, car l’oeuvre ainsi créée n’est ni meilleure ni moins bonne que celle produite par « la tradition du nouveau ». La notion a valeur différentielle et sert à opposer deux sortes de critères, l’un fondé sur l’acceptation de l’héritage artistique, l’autre sur le rejet de la culture de la génération des parents. (33)
[30] Vivant aux Etats-Unis depuis les années 1980, il enseigne actuellement au M.I.T de Cambridge
[31] Pierre Bourdieu, Les règles de l’art, op.cit.p.157-158, Inès Champey, « Un formalisme réaliste », in Eveline Pinto(dir) op.cit n.,23,p.75-97
[32] Barcelo, photographies Jean Marie del Moral, Introduction de Patrick Mauriès, Actes Sud, 2003
[33]Norbert Elias, Mozart, sociologie d’un génie, Paris, Seuil, 1991

Perpétuant une tradition menacée de disparaître avec l’utilisation des nouvelles technologies, la peinture de Barcelo est en affinité avec le goût du roi Juan Carlos, comme l’atteste la décoration de la coupole de la salle XX du Palais des Nations à Genève, commandée par la cour d’Espagne en petit cadeau du roi à l’O.N.U. Cependant nous ne sommes plus au XVIII° siècle, et Barcelo travaille depuis toujours en artiste indépendant pour le marché libre de la peinture. Récupérant les surplus de peinture de la coupole en étendant sur le sol des toiles bientôt recouvertes de façon aléatoire par les couleurs s’égouttant du plafond, il a utilisé ces toiles comme fond pour quelques tableaux présentés à la Biennale et regroupés en trois séries. Les tableaux intitulés « paysages africains » et « écumes des mers » obéissent au formalisme visuel, à la pratique de l’art en tant qu’art. En dépit de de leur grande beauté et de leurs qualités plastiques,ils frappent moins l’imagination du spectateur que les « gorilles », qui saisissent immédiatement le regard. Cet effet sidérant tient à ce que la vue ne peut séparer les procédures formelles et le sens, sens explicité par l’artiste ou associé implicitement à ce que cette peinture montre et ne dit pas.

D’après la brochure, les peintures « des gorilles solitaires » se relient à des œuvres antérieures, de la fin des années 1990, représentant « Copito de Nieve », le seul exemplaire répertorié au monde de gorille albinos. Capturé par des scientifiques espagnols en Guinée équatoriale, cet échantillon unique a passé le reste de sa vie dans le Zoo de Barcelone. « Pour Barcelo, ces tableaux sont dans une certaine mesure des autoportraits qui reflètent la solitude de l’artiste et renvoient en quelque sorte à la figure du peintre comme une espèce menacée dans une époque dominée par les nouveaux médias technologiques » (34).
La solitude organanisative et Flecha rota (2008) transposent dans un vocabulaire plastique néo-expressionniste le thème iconographique ancien du « Singe peintre ». Chardin se moquait de lui-même en représentant un petit singe affublé des habits de cour d’un peintre d’Académie, lequel, assis devant un chevalet, imitait la posture d’un modèle humain pratiquant les arts qui imitent la nature. Barcelo « imiterait » plutôt le genre de l’autoportrait idéalisé à la Poussin, où l’artiste, indifférent à la ressemblance avec ses propres traits, célébre la dignité de son art en représentant un homme de noble allure portant les attributs de la peinture. Le gorille de Barcelo, tenant entre ses pattes des sortes de pochoirs, ne manque pas d’humour. Il n’est pas l’emblème banal et romantique de la solitude de l’artiste. C’est un peintre critique à l’égard de l’expressionnisme abstrait de ses devanciers, employant comme eux la technique du dripping, mais pour faire autre chose, un tableau figuratif. Dans un coin de la pièce, son Singe Peintre est un animal réflexif qui médite l’organisation de la toile à faire, en tournant le dos, littéralement, à l’œuvre déjà faite
[34] Miquel Barcelo, Pabellon espanol, 53° Exposicion Internacional de Arte La Bienal de Venecia.- http://www.miquelbarcelo.info/obras

À cet autoportrait idéalisé de l’artiste, s’opposent les peintures de Floquet de Neu. Se représenter en échantillon unique de gorille blanc exhibé comme une curiosité par une institution municipale qui le tient captif, quel symbole ! Il ne s’agit plus du tête-à-tête du peintre face à l’œuvre à venir, mais de la réalité sociale de l’artiste dans son rapport aux institutions dont il dépend. Copito de Nieve, ridicule et sublime avec sa colère, ses peurs, ses gestes fous, venu comme le Cygne de Baudelaire de la superbe Afrique, ne s’échappe pas comme lui de sa ménagerie . « Mythe étrange et fatal », il ne l’est pas par les reproches qu’il adresse à Dieu, mais par la relation de dépendance qui l’enchaîne, comme tout artiste de réputation internationale, à sa niche écologique, à son monde, celui des collectionneurs, des marchands, des mécènes. Plié à la nécessité de jouer le jeu institutionnel, il cultive sa singularité et accepte la mise en montre de ce qu’il fait dans des parcs d’attractions ou biennales, utiles aux collectionneurs et aux institutions muséales plus qu’à lui-même et à son art.

Quant au public rassemblé, trouvant l’occasion de se divertir dans ces foires sans comprendre pourquoi on lui offre ces fêtes sans la gratuité du droit d’entrée, il en est à se demander quel est son rôle, et pourquoi il est invité au spectacle d’un jeu sans règles qui se joue sans lui.



Pour citer cet article

Référence électronique

Eveline Pinto, Venise, été 2009. En revenant de la Biennale. Pierre Bourdieu un hommage [En ligne], Texte, mis en ligne le 13 janvier 2010, Consulté le 18 janvier 2010 URL : http://pierrebourdieuunhommage.blogspot.com/2010/01/eveline-pinto-venise-ete-2009-en.html

Eveline Pinto est professeur émérite à l'université Paris 1 Panthéon-Sorbonne. Directrice du Centre de recherche sur la philosophie des activités artistiques contemporaines jusqu'en 2004 à l'université de Paris 1, elle a coordonné et publié :
Formalisme, jeu des formes, Publications de la Sorbonne, Paris 2001
Penser l’art et la culture avec les sciences sociales. En l’honneur de Pierre Bourdieu, Publications de la Sorbonne, Paris, 2002
L’écivain, le savant et le philosophe, Publications de la Sorbonne, Paris, 2003
Pour une analyse critique des médias. Le débat public en danger, Éditions du Croquant, Broissieux, 2007

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