« Je pense que les peuples ont pris conscience du fait qu’ils avaient des intérêts communs et qu’il y avait des intérêts planétaires qui sont liés à l’existence de la terre, des intérêts que l’on pourrait appeler cosmologiques, dans la mesure où ils concernent le monde dans son ensemble ».
Pierre Bourdieu (1992)


dimanche 30 septembre 2012

Entretien avec Patrick Champagne : Bourdieu, l’État et la domination

Entretien avec Patrick Champagne : Bourdieu, l’État et la domination (in Alternative libertaire N°219, été 2012)

La publication des cours de Pierre Bourdieu au Collège de France sur la question de l’État 1 nous offre l’occasion de revenir avec Patrick Champagne sur la parution de cet imposant volume et notamment sur l’apport spécifique de la sociologie de Bourdieu, disparu il y a maintenant dix ans, à la connaissance de l’État et au rapport entre l’État et la domination.
AL : Bien qu’aucun livre n’ait été publié sur le sujet la question de l’ État était déjà présente dans l’œuvre de Bourdieu, dans la Domination masculine il disait déjà son étonnement devant « le fait que l’ordre du monde tel qu’il est, avec ses sens uniques et ses sens interdits, au sens propre ou au sens figuré, ses obligations et ses sanctions, soit grosso modo respecté, (…) que les conditions d’existence les plus intolérables puissent si souvent apparaître comme acceptables et même naturelles »…
Patrick Champagne : Cette citation pose très bien le problème : on constate qu’il n’y a pas de révolution permanente du monde et que ce qui domine, c’est un pur constat, c’est l’ordre social et la reproduction sociale qui ne peuvent être durablement assurés par la seule force parce que, comme le dit l’expression, « on ne peut pas mettre un gendarme derrière chaque citoyen ». Et il faudrait ajouter, un gendarme derrière chaque gendarme pour s’assurer que le gendarme se comporte bien en gendarme, etc. C’est le concept d’habitus qui permet de comprendre pourquoi il n’y a pas lieu de faire une régression à l’infini. En effet, contre la tendance à réduire les formes de domination aux aspects les plus brutaux (à la force militaire le plus souvent), Bourdieu montre qu’il y a des formes de domination douces, et que ces formes de domination – qu’il appelle « symboliques » en ce sens que ce qui est agissant ce sont les catégories de perception des individus – sont si fondamentales qu’on peut même dire qu’il n’y aurait pas d’ordre social possible sans l’existence de ces formes de domination. Si les rapports de force n’étaient que des rapports de force physiques, militaires ou économiques, ils seraient infiniment plus fragiles et très faciles à inverser.
Mais alors comment expliquer cette adhésion spontanée des individus au monde tel qu’il est ?
La réponse à cette question, Bourdieu l’a trouvée depuis longtemps dans un article de Durkheim et Mauss qui montrait la relation d’homologie existant entre les structures mentales et les structures sociales ou pour le dire vite, le fait que les structures mentales sont l’expression, la retraduction, au niveau symbolique, des structures sociales. Les individus acceptent le monde tel qu’il est parce que les catégories mentales à travers lesquelles ils le perçoivent sont en grande partie produites par ce même monde social, et parce que les catégories mentales qui s’imposent à tous sont celles des dominants. Autrement dit, il y a des formes de pensée dans nos cerveaux qui sont le produit de l’incorporation de formes sociales, le maintien de l’ordre résultant de la circularité du processus : les structures sociales produisent des habitus structurés qui renforcent à leur tour ces structures sociales qui produisent des habitus structurés… Ces rapports de force sont aussi des rapports de communication, c’est-à-dire des rapports symboliques, parce qu’ils sont inséparablement des rapports de sens, le dominé étant aussi quelqu’un qui connaît et reconnaît grâce au langage avec lequel il perçoit le monde.
Celui qui se soumet, qui obéit, qui se plie à un ordre opère une action cognitive, une action qui met en œuvre des catégories de perception, des principes de vision et de division. Bourdieu introduit ainsi dans l’analyse le pouvoir symbolique, c’est-à-dire ce pouvoir qui s’exerce de manière si invisible qu’on en oublie même l’existence et que ceux qui le subissent, c’est ce qui fait son efficacité, sont les premiers à en ignorer l’existence.
Et donc pour en revenir à la question spécifique de l’État ?
Bourdieu s’interroge sur la contribution de l’État à la production de ces structures cognitives qui font le sens commun d’un groupe social, sa partie indiscutée. Mais au lieu d’aborder frontalement cette chose complexe qui est désignée par le mot État, Bourdieu va prendre pour objet des actions très ordinaires qui sont ce qu’il appelle des actes d’État. […] S’agissant de définir l’État, Bourdieu va, en ajoutant, à la célèbre formule de Max Weber selon laquelle l’État est l’institution qui revendique avec succès le monopole de la violence physique légitime (armée, police), le fait qu’il revendique également avec succès le monopole de ce qu’il nomme « la violence symbolique légitime ». Et il pose que l’ordre du monde social est en fait assuré par cette violence symbolique légitime de l’État, plus que par la violence physique, cette dernière supposant d’ailleurs la violence symbolique légitime pour s’exercer puisqu’il faut que les soldats et les policiers acceptent d’obéir aux ordres, acceptent de réprimer, refusent de basculer du côté des émeutiers, ce qui renvoie à leurs catégories de perception, à leur sentiment de se comporter ou non de manière légitime.
La socialisation est donc plus efficace que la force brute ?
Tout à fait, l’essentiel de la domination passe par la socialisation, par l’imposition de structures mentales, de principes de classification. Et l’État doit être pensé comme producteur qui revendique le monopole des principes de classement, c’est-à-dire de structures structurantes susceptibles d’être appliquées à toutes les choses du monde, et en particulier aux choses sociales. La spécificité de l’État réside dans le fait que plus il se développe, moins il domine par la violence physique et plus il tend à dominer par la violence symbolique parce qu’il parvient à imposer de manière universelle, à l’échelle d’un ressort territorial de plus en plus vaste, des principes communs de vision et de division, des formes symboliques, des principes de classification. Bourdieu propose donc une nouvelle définition de l’État : l’État est l’institution qui a le pouvoir extraordinaire de produire un monde social de grande dimension qui est ordonné sans nécessairement donner d’ordres et sans exercer de coercition permanente. Le désordre qui surgit ça et là tend à faire oublier l’énorme quantité d’actions de tous les jours qui pourraient être désordonnées et qui ne le sont pas, et qui font qu’il y a un monde vivable, prévisible, qui fait qu’on peut anticiper ce que les gens vont faire. L’ordre public, résume Bourdieu, ne repose pas sur la menace, mais sur le consentement. […] Et cette espèce de violence, parce qu’elle est intériorisée, parce qu’elle est enfouie dans les têtes, dans les inconscients, parce qu’elle incorporée, elle permet d’obtenir l’obéissance sans la demander, sans menace : on pourrait presque dire parce qu’elle est obéissance quasi naturelle.
Mais comment penser l’État alors que nous sommes, comme le rappelle Bourdieu, « étatisés » ?
Pour reprendre la métaphore de Heidegger que Bourdieu citait déjà dans L’Amour de l’art, l’État ce sont nos lunettes pour voir le monde. Nous n’avons, pour penser le monde social, qu’une pensée qui est le produit d’un monde social étatisé. Et nous sommes le produit du monde que nous essayons de comprendre. La compréhension première que nous en avons, nous la devons à notre immersion dans ce monde. Or, cette compréhension première, immédiate, est dangereuse parce qu’elle est aliénée en ce sens que c’est une compréhension qui ne se comprend pas elle-même, qui ne comprend pas les conditions sociales de sa propre possibilité. L’État, dit Bourdieu, reste l’impensé de la plupart de nos pensées, y compris et peut-être surtout de notre pensée sur l’État.
Mais donc Bourdieu lui-même est étatisé, comment se sortir de cette impasse ?
Pour sortir de ce véritable piège, Bourdieu use de deux techniques, la débanalisation et la genèse des institutions, c’est-à-dire le recours à l’histoire. Par la débanalisation, il s’agit de cesser de trouver évident ce qui ne devrait pas l’être, de cesser de considérer comme ne faisant pas problème ce qui devrait faire problème. […] Outre cette débanalisation, Bourdieu recourt à l’histoire afin de surmonter l’amnésie des commencements qui est inhérente au processus d’institutionnalisation, car en revenant aux débats initiaux, on peut apercevoir que là où il est resté un seul possible perçu comme naturel, il y en avait initialement plusieurs. […] Pour comprendre complètement la genèse de l’État, et c’est sur ce point que Bourdieu se distingue de ceux qui ont essayé de penser l’État avant lui, il faut donner la priorité au capital symbolique, c’est-à-dire à cette forme de capital qui naît de la relation entre une espèce quelconque de capital et les agents socialisés de manière à le connaître et le reconnaître. Le capital symbolique est adhésion, reconnaissance, légitimité. […] L’État est une sorte de banque centrale de capital symbolique, le lieu où s’engendrent et se garantissent toutes les monnaies fiduciaires qui circulent dans le monde social, et tous ces véritables fétiches que sont les titres scolaire, la culture légitime, l’orthographe, la nation, etc. pour lesquels tout ou partie d’un pays est prêt à mourir. […] Prenant l’exemple du capital culturel, Bourdieu montre que le processus de concentration va de pair avec un processus de dépossession : constituer une ville comme la capitale, comme lieu où se concentrent toutes les formes de capital, c’est constituer la province comme dépossession du capital ; constituer une langue comme légitime, c’est constituer toutes les autres langues comme des patois ; délivrer des diplômes garantissant la possession d’une culture scolaire garantie, c’est dénier le statut de culture – au sens où l’on parle d’un homme « cultivé » – aux autres cultures, au sens ethnologique.
Ainsi la constitution de l’État c’est également la constitution d’une uniformisation généralisée…
En effet, la genèse de l’État est inséparable de la constitution d’un monopole de l’universel, l’exemple par excellence étant la culture qui est légitime parce qu’elle se présente comme universelle, offerte à tous alors que, au nom de cette universalité, on peut éliminer sans crainte ceux qui ne la possèdent pas. Cette culture qui apparemment unit, en réalité divise, et est un des grands instruments de domination puisque une minorité en a le monopole, la constitution de cet universel et son accumulation, étant inséparables de la constitution d’une caste, d’une noblesse d’État, d’une catégorie d’agents sociaux qui monopolisent l’universel. Faire la genèse de l’État, c’est, en définitive, faire la genèse d’une institution qui a réussi à produire un vaste espace homogénéisé, unifié, à l’intérieur duquel, par exemple, un mode d’expression symbolique s’impose de manière monopolistique : il faut parler, s’habiller, se tenir de manière « correcte » et de cette manière seulement. Cette unification du marché des biens symboliques, c’est l’État qui la fait en se faisant. C’est une des manières pour l’État de se faire que de faire l’orthographe normalisée, que de faire les poids et mesures normalisés, que de faire le droit normalisé, de remplacer les droits féodaux par un droit unifié, etc. Ce processus d’unification, de centralisation, de standardisation, d’homogénéisation, qui fait l’État, s’accompagne d’un processus qui se reproduit, à chaque génération, à travers le système scolaire, celui-ci faisant des individus normalisés homogénéisés du point de vue de l’écriture, de l’orthographe et de la manière de parler. […] L’État domine en inculquant des structures cognitives semblables à l’ensemble des agents soumis à sa juridiction et est au principe d’un « conformisme logique et moral » (…). En inculquant des structures cognitives communes – en grande partie à travers le système (…) qui sont tacitement évaluatives, en les produisant, en les reproduisant, en les faisant reconnaître, en les faisant incorporer, l’État apporte une contribution essentielle à la reproduction de l’ordre symbolique qui contribue de manière déterminante à l’ordre social et à sa reproduction. L’État est le principal producteur d’instruments de construction de la réalité sociale.
Cependant, pour Bourdieu, ce processus d’unification par lequel se constitue l’État n’est pas sans ambiguïté et comporte deux faces inséparables…
Effectivement, après un long processus de concentration et d’unification, on arrive à un État unique, avec une langue unique, un droit unique. Ce processus conduit à l’uniformité, et au monopole de ceux qui bénéficient du processus, de ceux qui produisent l’État et sont en position de s’approprier les profits que procure l’État. Il y a monopolisation de tout ce que l’État produit en se produisant. Cette monopolisation de l’universel et de la raison implique délocalisation et dé-particularisation. Plus on va vers un État unifié, plus on peut se comprendre et communiquer. Mais simultanément, le progrès vers l’universalisme est, en même temps, monopolisation de l’universel. En ces temps de remise en cause de la place de l’État dans ses actions les plus visibles, on voudrait que ces cours prononcés il y a maintenant 20 ans, qui montrent de manière lumineuse que l’État est partout, y compris là où on l’attend le moins, puissent contribuer à sortir de ces problématiques politiques sommaires qui consistent seulement, pour des raisons purement budgétaires, à se demander s’il y a « trop » ou « pas assez d’État ».
propos recueillis par David (AL Paris Nord-Est)
(source Alternative libertaire)

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voir également:

 en ligne: Pierre Bourdieu, autour de ses ouvrages consacrés à l'État

en ligne: Pierre Bourdieu, autour du livre Sur l'État. Cours au Collège de France (1989-1992)

 video: Colloque du 23 janvier 2012. Penser l'Etat avec Pierre Bourdieu

Textes de Pierre Bourdieu à propos de l'État 

écouter: Patrick Champagne, à propos de Pierre Bourdieu

en ligne: Rémi Lenoir, Bourdieu, diez años después: legitimidad cultural y estratificación social + entretien

écouter: Franck Poupeau, à propos de l'ouvrage de Pierre Bourdieu, Sur l'Etat, Radio Libertaire, 23.02.2012

trois questions à Patrick Champagne à propos du livre de Bourdieu Sur l'Etat

écouter: Patrick Champagne et Franck Poupeau, à propos du livre Sur l'Etat de Pierre Bourdieu + entretien avec Patrick Champagne et Gisèle Sapiro

Inédit. Pierre Bourdieu, Le Sociologue devant l’État, Communication au XIe colloque : « Les sciences sociales dans les années 1980, 
défis et tâches » 1982.

un entretien de la FSU avec Franck POUPEAU à propos du livre de Bourdieu Sur l’Etat

écouter: Pierre Encrevé, à propos de Pierre Bourdieu
 

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